La tolérance est une
vertu, une puissance, le courage de l'homme assuré en lui-même et
dont les failles maîtrisées ne craignent pas la proximité
de l'autre et du dissemblable.
Cette altérité n'est perçue comme dangereuse que par ceux-là
seuls qui, trop incertains d'eux-mêmes, ne peuvent tolérer la différence
en autrui.
Tolérer est donc une force en soi, pour soi. C'est accepter ce que l'on
pourrait condamner, c'est laisser à autrui la jouissance de son libre-arbitre
et les convictions qui sont les siennes. C'est abdiquer une partie de son pouvoir
et de sa capacité à la colère.
Ceci n'est vertueux que pour autant qu'effectivement on y laisse un peu de son
pouvoir, qu'on surmonte son propre intérêt quel qu'il soit : matériel,
relationnel, religieux...
La tolérance ne vaut alors que contre soi et surtout pour autrui. Elle
est sans objet quand on n'a rien à y perdre. C'est pourquoi j'indiquais
qu'elle est la vertu des âmes fortes, de celles qui peuvent accepter de
perdre un peu en sachant qu'elles ont encore beaucoup. Nous atteignons ici aux
régions de l'empathie, au noyau de la générosité qui
vous transfigure. Car tolérer c'est un peu militer contre soi et l'ordre
de ses convictions. "Nous avons tous assez de force pour supporter les maux
d'autrui " disait La Rochefoucauld, la tolérance qui prend ainsi sur
autrui ne serait qu'égoïsme.
Il en serait de même d'une religiosité qui ne tolérerait aucune
voie alternative à son expression la plus radicale. Or être juif
s'expérimente dans une pluralité de ressentis, s'exprime dans une
diversité de démarches spirituelles qui vont de l'orthodoxie la
plus pure à un athéisme revisité, d'une lecture fondamentale
des textes à une libre interprétation de la tradition.
C'est aussi cela être juif, cette diversité, cette diaprure, cette
dimension donnée, au coeur du judaïsme, à la personnalité
de chacun. Le judaïsme pour vivre et croître en nous doit s'affermir
de cette tolérance qui le constitue et le structure car, non-prosélyte,
il doit chérir chacun des siens pour les garder et pour ce faire leur laisser
toute leur dimension, au coeur d'une tolérance vivante. Il faut un chemin
qui mène de l'un à l'autre, des observants aux laïques.
Le problème de la tolérance ne se pose que dans l'ordre de l'opinion,
c'est-à-dire dans un ordre philosophique, moral ou religieux et non dans
un ordre scientifique ou l'homme n'a pas à tolérer ce qui est connu
avec certitude. C'est ainsi que l'homme de foi croit en la Bible qui l'habite
et l'illumine de son récit multi-séculaire. Le juif pieux y croit,
le juif laïque tolère qu'on y croie. Il en est de même de la
cashrout, cet acte intellectuel du juif devant le besoin le plus élémentaire
qu'un homme puisse éprouver. Le juif pieux s'arrête un instant et
considère son assiette, par cet acte réflexif devant une nécessité
biologique, le juif donne sens au monde, à son monde. Le juif laïque
se reconnaît aussi dans cet appétit du connaître et du comprendre.
Par ailleurs, s'il est homme de bien, il sait que si tout le monde peut manger
casher, tout le monde ne peut pas ne pas manger casher. La tolérance est
aussi là, dans cette appréciation et ce respect des limites de l'autre,
prise dans toute la déraison de sa différence.
Il est de la tolérance un bien curieux paradoxe qui veut que, poussée
aux confins de son expression, elle finisse par se nier elle-même. Elle
ne vaut donc que dans certaines limites qui sont celles de sa préservation.
Car " si l'on est d'une tolérance absolue, même envers les intolérants
et qu'on ne défende pas la société tolérante contre
leurs assauts, les tolérants seront anéantis et avec eux la tolérance
" nous dit Karl Popper dans La société ouverte à ses
ennemis.
Ainsi en est-il du judaïsme qui, lui aussi doit tenir une position médiane
entre le respect dû à ceux qui, parmi les juifs, se sont affranchis
de tout rituel religieux mais dont l'extrême assimilation peut, en soi,
menacer la survivance même du judaïsme et ceux qui font des textes
une interprétation littérale et entendent laisser à la porte
les juifs qui ne s'y conforment pas. L'excès de tolérance, à
l'un ou l'autre de ces courants, est en soi, une menace pour le judaïsme,
un judaïsme qui nous parle une langue intime où, être juif est
d'abord une relation de soi à soi, qui accueille celui qui croit à
la Torah et celui qui n'y croit pas.
Plus que de tolérance c'est sans doute de respect dont nous parlons ici,
le respect qui fonde l'harmonie de l'humanité dans sa diversité,
car la tolérance ne suffit pas toujours, elle ne devrait être qu'une
transition, un moment minimum, qu'il faudrait estomper pour laisser vacante la
place à une bien plus haute aspiration : se connaître pour se comprendre
et se comprendre pour s'aimer les uns les autres, à l'intérieur
du judaïsme certes mais plus encore de l'humanité même.