Les serfs de l’Europe médiévale ont renoncé à la liberté pour acquérir de la sécurité, de même que les Japonais pendant leur ère féodale. On a soutenu récemment que les économies socialistes et communistes constituaient un phénomène semblable, consistant à échanger sa liberté contre de la sécurité sociale sous l’égide d’économies dirigées par l’Etat. La seule institution de la Tora qui puisse être comparée est celle du ‘évèd ‘ivri. Mais on n’y trouve aucune connotation comparable à l’esclavage dans la Grèce et dans la Rome antiques, ni à celui qu’ont connu les Amériques jusqu’au 19ème siècle. Bien que le texte biblique parle d’un « esclave hébreu », cette dénomination n’a rien à voir avec celle qui était en honneur dans ces pays, dont les économies s’appuyaient sur une importante population asservie, une population qui n’avait aucun droit et qui était constituée de simples objets humains. Les concepts philosophiques et religieux que nous allons analyser ci-après ont formé la base de la « servitude » telle qu’elle était pratiquée dans l’économie d’Israël à l’époque du premier et du deuxième Temples, où n’existaient ni grandes propriétés foncières, ni entreprises utilisant une main-d’œuvre fournie par des esclaves, mais des activités de manœuvres, des petits travailleurs, d’artisans et de commerçants.
Il est vrai qu’il est question, dans la Tora, d’hommes liés par contrat à un maître, ainsi que de servantes. Mais il s’agit, en ce qui concerne les hommes, d’individus qui, ne pouvant pourvoir à leurs besoins et à ceux de leurs familles, vendaient leurs services pendant six ans en échange de moyens de subsistance. Cette possibilité est inscrite dans la Tora après une description de la vente de ses biens et de sa terre pour cause de pauvreté seulement, à l’exclusion de toute autre raison (Wayiqra 25, 39 et suivants ; voir Torath Kohanim). C’est en s’appuyant sur ces versets que les rabbins nous ont appris que « quiconque acquiert un serviteur s’acquiert un maître » (Qiddouchin 20a ; voir aussi Tossafoth ad loc. s.v. kol hakoné). Cela découle des règles halakhiques (Michné Tora, Hilkhoth ‘avadim, chapitre 1, halakhoth 5, 6, 7 et 9 ; chapitre 3, halakhoth 1 et 14) qui imposent de fournir à son serviteur le même style de vie que le sien propre, qui interdisent de lui imposer des emplois honteux ou inutiles, et à qui doit être fait un « pont d’or » à la fin de son service. Ces droits n’étaient pas accordés au salarié, et ils ne faisaient que compenser l’absence de liberté. Cette liberté revenait de plein droit aux enfants d’Israël qui, étant les serviteurs de Hachem, ne pouvaient pas être les serviteurs de Ses serviteurs. En plus de tout cela, le propriétaire devait pourvoir aux besoins de la femme du ‘évèd et à ceux de ses enfants.
L’institution du évèd ‘ivri a pris fin avec l’abolition de l’institution de l’année de jubilé, mais le problème de la pauvreté a toujours continué d’exister. Le judaïsme l’a envisagé de deux façons : par la philanthropie dont nous allons parler ici, et par la fiscalité, qui sera traitée à l’occasion de la parachath Chemoth.
Nous avons tous l’obligation, imposée par la Tora, de pourvoir aux besoins des pauvres, des malades, des faibles et des membres marginaux de société. Avant les lois du ‘évèd ‘ivri, nous trouvons celle sur le prêt sans intérêt, forme principale de la lutte contre le pauvreté présentée par le texte qui nous oblige à soutenir nos frères dans le besoin (Wayiqra 25, 39). Cette forme de soutien est rendue obligatoire dans toutes les codifications de la halakha et à travers les commentaires qui leur sont associés, à la fois comme une mitswa active et comme une interdiction. Ce n’est pas une faculté laissée à la discrétion de chacun, mais un devoir que les tribunaux peuvent mettre en œuvre : « Si quelqu’un verse moins que ce qu’il est apte à donner [selon l’évaluation du fisc communautaire], le tribunal l’y oblige et lui inflige une punition corporelle jusqu’à ce qu’il paie ce qu’il doit. Il peut saisir ses biens à concurrence du montant de sa dette, et ce même la veille de Chabbath » (Yoré Dé‘a 249, 1 et 2).
Il faut souligner que cette obligation ne découle pas d’un concept d’utilité sociale, mais d’une prise de conscience que la paternité de Hachem se traduit nécessairement par la fraternité de l’humanité. Le judaïsme ne présuppose pas seulement un rapport vertical entre l’homme et Hachem, mais aussi un rapport horizontal entre les personnes créées à Son Image. Ce fait est mis en évidence par la halakha qui nous impose de soutenir les pauvres des nations du monde en même temps que ceux d’Israël (Tossefta Guitin 3, 18 ; Michné Tora chemita ve-yovel 8, 8 ; Tour ‘Hochèn michpat 249, 2 ; voir Pericha, Ba‘h, Taz, Chakh).
Toutes nos codifications classent les types de charité selon un ordre préférentiel décroissant, ce qui n’est pas sans intérêt pour qui les compare à nos formes modernes d’aide sociale. Elles placent au plus haut niveau l’aide à la recherche d’un emploi, la mise à la disposition des chômeurs et des pauvres des moyens financiers ou des connaissances nécessaires à la création d’une entreprise, ou celles qui, en tout cas, leur évitent de sombrer dans la pauvreté et qui leur permettent de rompre la spirale de la misère. A un niveau macroéconomique, cela devrait se traduire par des politiques gouvernementales de création d’emplois, d’enseignement technique et de financement approprié pour la création de nouvelles entreprises, de préférence à l’octroi d’aumônes permettant de survivre mais qui ne font que perpétuer la pauvreté. S’il n’est pas possible aux individus de pourvoir à ces besoins des nécessiteux, ils sont tenus de les porter à l’attention des autorités afin qu’elles y consacrent l’argent produit par l’impôt (Rema, Yoré Dé‘a 250, 1).
Comme dans beaucoup d’autres domaines, la halakha, dans le cas de la charité, impose des limitations. « Nous n’avons pas l’obligation d’enrichir le pauvre, mais de le maintenir en vie » (Michné Tora, Matenoth ‘aniyim 7, 3). Seul celui qui ne dispose pas d’un capital de 200 zouz, [c’est-à-dire ce qu’il faut pour subsister pendant un an], peut bénéficier des dons agricoles attribués aux pauvres par la Tora, et seul celui qui n’a pas quatorze repas par semaine, ou deux repas par jour, peut émarger à la caisse de bienfaisance de la communauté (op. cit. 9, 13 ; voir aussi Yoré Dé‘a 253, 1 qui fixe des restrictions semblables). Quelle que soit la définition que nous donnions aux niveaux de vie minimum à soutenir par la charité, ce concept établit une limite à l’obligation de donner imposée à la société. Il est important de garder présent à l’esprit qu’aucune société au monde ne peut pourvoir indéfiniment à tous les besoins et à tous les désirs des gens. Les réactions devant l’explosion des dépenses d’aide sociale auxquelles nous assistons depuis quelques années dans les pays occidentaux démontrent la nécessité de coupes sombres dans les budgets qu’ils leur consacrent. Il existe en outre un très grave danger moral à créer une mentalité d’assistés chez les bénéficiaires. La tentation de frauder, le sentiment qu’il appartient à la société de nous entretenir, avec ou sans contrepartie professionnelle, et la perte de dignité et de créativité engendrées par le chômage chronique, sont le prix à payer par la société pour ce genre de mentalité. Les caisses de bienfaisance sont mises à la disposition de ceux qui en bénéficient en raison des convictions religieuses des donateurs qui y contribuent volontairement, mais aussi grâce aux contributions forcées fournies par l’impôt. Il ne faut donc pas en abuser. Le judaïsme a toujours tenu pour méritoire de ne pas vivre de la charité. « Il faut rendre son Chabbath simple, [littéralement : “comme un jour ouvrable”], plutôt qu’avoir recours [à la charité des] autres. Plutôt flageller une carcasse en public, [pour en apprêter le cuir, métier considéré comme avilissant], que vivre de la charité » (Pessa‘him 112a et 113a).
Nous demandons à Hachem dans nos actions de grâces après les repas de ne pas être redevables de nos gagne-pain à d’autres créatures. Il s’agit là, comme dans beaucoup d’autres cas semblables, d’inculquer une mentalité qui tienne pour honteux de recevoir la charité, et de suggérer que cette honte est un outil efficace contre la conviction que tout nous est dû. Cela ne doit pas, bien évidemment, être interprété comme une dépréciation des nombreuses obligations que la halakha impose à ceux qui répartissent les sommes affectées à la charité, qu’elles proviennent de la philanthropie privée ou des impôts, afin qu’ils respectent la dignité et le respect de soi que doivent conserver les allocataires. Il n’est pas question non plus de nous affranchir de nos obligations charitables sous leurs diverses formes. Nous n’avons pas, selon nos textes, à « donner » la charité, mais à la « faire »…
Traduction et adaptation de Jacques KOHN